Jade McDollaw

L'annonce tomba, froide. Grace était en train de goûter un des mets délicats présent dans son assiette de porcelaine. Elle était d'ailleurs en train de remarquer la superbe finition de la vaisselle. L'ongle de son index droit vint gratter légèrement les dessins en poudre d'or qui ornaient les assiettes, pour vérifier leur authenticité, quand Jezebel autorisa Hildegarde à parler et à prononcer la triste nouvelle. Grace en lâcha sa fourchette. Honteuse de son écart, elle fit mine de s'essuyer le coin des lèvres avec sa serviette. Mais son esprit était déjà ailleurs ; Le vieux Comte était mort assassiné ?
Elle regarda Dorian. Lui aussi paraissait abasourdi. Elle se retourna discrètement pour regarder avec une certaine fascination les visages effrayants de l'assemblée silencieuse, tous les regards braqués sur Jezebel. L'orage grondait à l'extérieur, et en une fraction de seconde, un éclair zébra toutes ces faces assombries, les rendant plus malsaines qu'elles ne l'étaient déjà. Elle se rendit enfin compte que les évènements prenaient un tournant diabolique. Elle n'osait dire un mot, même quand le silence fut brisé et que les rumeurs commençaient à fuser. Elle vit Dorian se lever et aller en direction de Jezebel. Plusieurs autres convives se levaient aussi, tous de la famille. Elle ne perdit pas une seconde et reposa la serviette sur la table pour rejoindre le groupe se dirigeant vers les appartements du Comte qui ne faisait à présent plus partie de ce monde.
Grace ne paraissait pas vraiment altérée par cette mort impromptue. De toute manière, ce n'était pas un parent proche et elle ne l'avait vu que de rares fois. Elle s'apitoyait plutôt sur le sort de Jezebel et de sa sœur, ainsi que de la veuve Katje.
Les convives se dirigèrent en masse vers les appartements du vieux comte, l'effet de foule eut raison de Grace, une légère panique s'empara d'elle. Elle chercha avec des yeux anxieux Dorian, qui, elle osait espérer, qu'il ne fusse pas loin. Elle l'aperçu avec une très jeune fille aux cheveux dorés. Un pincement au cœur la prit, elle fronça les sourcils et se mordit la lèvre.

- Lord Hargreaves ? Que se passe t-il ?

Le dandy effronté lui fit signe de venir, ce qu'elle fit comme un petit caniche bien élevé. Hélas pour elle, elle était bien trop contente que son aimé lui adresse enfin un signe qu'elle interpréta d'une façon bien personnelle.

- Grace, soyez gentille, tenez compagnie à la demoiselle pendant que nous nous absentons ?
- Mais...
- S'il vous plaît, Grace. Restez ici avec elle.

Elle n'eut pas le temps de répliquer, la voix de Dorian se voulait autoritaire et ferme. Elle fit oui de la tête, ne sachant que dire, et n'osant pas réfuter. Il lui indiqua aussi qu'Owen était à sa disposition. Que pouvait-elle bien faire du valet de son futur époux ?! Ce n'était pas lui avec qui elle allait se marier sacre bleu ! Mais cette pensée s'évapora bien vite de son esprit naïf, laissant place à une angoisse grandissante mêlée à une excitation extrême. La curiosité sans borne de Grace voulait qu'elle en sache plus sur ce corps sans vie aux deux trous ensanglantés tranchants sur le cou blême. Mais, elle sourit tout de même à l'inconnue, et se laissa conduire vers le salon. Une fois dans la petite pièce qui semblait chaleureuse, la jeune fille s’installa sur le bras d’un fauteuil et Grace commença à parler d’une voix qui se voulait agacée :

- Bon, eh bien je suppose que nous allons devoir rester là, à attendre que quelqu'un nous renseigne sur ce qui se passe ?
L’inconnue leva les yeux, et sembla étonnée que la jeune femme ne lui adresse la parole.

- Oh ! Et bien… oui, il semblerait…
Grace distingua une pointe d’égarement lorsque la jeune fille lui répondit, mais elle ni prêta guère d’attention et lui sourit bêtement.

- Oh, je manque à toutes les convenances ! Pardonnez-moi, je vous prie. Je suis Ada Silke von Ruthven.

- Enchantée, Mlle von Ruthven. Grace Dokins, actuelle et unique fiancée de Mr Hargreaves.
« Actuelle et unique » avait résonné comme une très légère menace, certainement non voulue de la part de Grace. Néanmoins, la dénommée Ada sourit et marmonna un « enchantée ». La future mariée ne lui laissait pas le temps de respirer, et enchaîna :
- Ma chère Je ne veux pas paraitre indiscrète, mais j'aimerais bien savoir votre âge, vous me semblez bien jeune !

- Dix-sept ans… J’ai dix-sept ans.

- Surtout, dîtes-moi si je vous embarrasse ! Je ne veux en aucun cas vous importuner. Néanmoins, vous êtes bien jeune, êtes-vous la fille d'un de ces seigneurs ?

- Hum, non, je suis une lointaine cousine des van Kraft. Ma mère s’appelait Diana, la connaissiez-vous ?
Le regard de Grace sembla s’allumer d’une lueur d’intérêt. Elle avait enfin l’occasion de savoir quelques petites choses sur l’environnement mystérieux de son futur époux.

- Non, hélas, je ne connais que très peu de choses sur la famille de mon futur époux. Que faisaient vos parents ? Il me semble qu'ils ne font pas partie des festivités de ce soir…

- Non, ils ne sont pas présents ce soir… Mon père a préféré rester à Munich et…

Grace avait détourné le regard pendant une fraction de seconde et vit immédiatement la silhouette de Dorian se profiler là-bas. Son cœur se mit à battre à tout rompre et elle sentit ses joues s’empourprer de joie. Elle n’écoutait déjà plus Ada et l’interrompît.

- Excusez-moi mademoiselle, mon fiancé est là…
A peine avait-elle terminé sa phrase qu’elle était déjà devant Dorian, et n’était pas d’humeur à plaisanter et à se laisser marcher sur les pieds. Mains sur les hanches et moue capricieuse à l’appui, elle commença à le harceler de questions sur les évènements qui venaient de se produire. Elle avait encore en tête, malgré cette petite aparté avec Ada von Ruthven, le corps sans vie qui gisait à l’étage.

- Mr. Hargreaves, allez-vous enfin m’expliquer ce qui se passe réellement dans cette demeure ? Je ne voudrais pas faire de scandale pour vous causer des ennuis, mais là, avouez que mon trouble est on ne peut plus normal !, puis en baissant le ton, je vous en prie, sur le seigneur, de me dire qui sont ces gens…

Un éclair sonna ses derniers mots, comme pour lui donner une réponse.

- Le Comte van Kraft est mort, c’est tout ce que vous avez besoin de savoir.

Même en le sachant déjà, le ton qu’avait employé Dorian lui coupa le souffle, ou bien était-ce le fait qu’elle n’avait pas tout à fait réalisé l’ampleur de la Mort. En tout cas, ses joues reprirent une couleur de sang, et elle baissa les yeux.

- Et vous Lord Hargreaves ? Vous allez bien ?
- Je ne suis ni mort ni blessé à ce que je sache, je vous remercie de vous inquiéter.

L’ironie perçait dans sa voix. Grace avait été un peu bête de poser une question pareille dans de telles circonstances, rien de plus normal venant d’elle. Elle s’était voulue aimante et douce, encore raté… Elle baissa encore la tête et regarda encore plus le sol. Elle se sentit bien petite tout à coup.

- Excusez moi, s’il vous plait retournez auprès de cette demoiselle.
- Mademoiselle von Ruthven.
- von Ruthven…
- Lord Hargreaves ?
- Retournez auprès d’elle et faite vous conduire à vos chambres. Reposez vous… tant qu’il est encore temps.
- Encore temps ?
- Faites simplement ce que je vous dis, Grace, vous serez gentille.

Grace avait l’esprit de plus en plus dans le brouillard. Encore temps de se reposer ? Que voulait-il dire ? Sacre bleu… Un vent froid lui parcouru l’échine, elle frissonna d’angoisse. C’était pis encore que ce qu’elle n’imaginait jusqu’à présent. Il fallait à tout prix qu’elle se renseigne… Elle voulut donc rejoindre Ada, comme le lui avait ordonné Hargreaves, mais elle n’était plus dans le salon, il ne restait plus qu’Owen. Le serviteur de son cher Dorian était toujours aussi raide dans un coin du salon, attendant certainement qu’on lui donne quelques ordres. Grace le regarda quelques secondes, et soudainement prise de panique elle attrapa de son petit poing le col du serviteur, sans lui faire de mal, évidemment. Sa coiffure se défit dans sa folie, ses yeux s’emplirent de larmes naissantes, et oubliant la bienséance dont elle faisait preuve depuis le début du dîner et son extraordinaire éducation, elle se mit murmurer :

- Owen, ne me laissez pas comme ça, pas dans cet état ! Sauvez-moi de l’ignorance, je vous en prie, Owen ! Je vais sombrer dans la folie si vous ne me dîtes pas ce qui se passe autour de Mr. Hargreaves et de tout ces gens… Je vous en prie… Je ne peux plus…

Le ton du serviteur se fit étrangement froid et calme, il enleva délicatement le poing de Grace de son col, pour lui poser la main sur sa robe.

- Mademoiselle, je ne peux malheureusement rien pour vous ! Depuis tout à l’heure je suis ici, tout comme vous et je ne sais rien de plus sur ce qui s’est passé… Je suis navré.

Navré ? Il ne l’était point. Ils se délectaient tous de la détresse des autres. Tous des… monstres.

- Allez au diable !

En crachant ces derniers mots, Grace courut vers la salle à manger, mais en y entrant elle se calma quelque peu et reprit une marche à peu près convenable. Elle vit Jezebel pas très loin et se précipita de ses petits pas vers lui.

- Mein Herr… Sauriez-vous où est Lord Hargreaves ? Mon fiancé m’a demandé de rester dans ma chambre mais je ne supporte pas d’ignorer ce qu’il se passe. Dîtes moi ce qu’il en est… Je suis tellement inquiète.

- Mon père a… succombé aux affres de la vieillesse. Nous sommes un peu surexcités je le crains, cette perte était des plus inattendues. Je m’en voudrais terriblement de mêler une damoiselle à nos conflits mesquins. Quant à votre fiancé… j’ignore où il est mais…

- Miss Grace, pourquoi n’êtes-vous pas dans votre chambre ?

La voix de Dorian résonna au fond de la cage thoracique de Grace. Enfin, il était là, derrière elle. Sa joie était innommable. Elle crut tomber tant ses jambes flagellèrent.

- Mon am… Lord ! Où étiez-vous donc, j’ai cru mourir de peur avec vos idioties ! Ne me refaites plus jamais ça !

Dorian essaya par tous les moyens de lui ordonner de retourner dans sa chambre, mais cette fois-ci, elle ne se laissa pas avoir une seconde fois et refusa catégoriquement. Il n’eut même pas la force de répliquer. Grace papillonnait tellement, c’était… presque drôle, à la voir s’agiter autour de lui, immobile, à ne pas en revenir que Jezebel ait une fiancée. Elle ne voyait rien. Grace eut bien du mal à le laisser partir avec Jezebel, dans le petit salon. Et elle se résigna donc à retourner dans sa chambre, las de ces évènements. De plus il fallait qu’elle se recoiffe et qu’elle enfile une toilette de deuil. Il fallait se mettre à jour des circonstances.
Elle monta dans sa chambre, lentement. Elle découvrit ses affaires bien rangées dans les armoires et les commodes, par les soins d’Iseult. Elle la fit mander, elle vint. Elle eut juste le temps d’enfiler une robe d’ébène quand un serviteur lui dit qu’il fallait venir dans la grande salle parce que Jezebel devait leur parler. Certainement pour les alibis. La lueur refit surface dans ses grands yeux bleus. Elle sourit. Elle repassa dans sa tête ce qu’elle avait fait pendant la soirée, tout était en ordre, elle descendit.
Dans le salon, tous les invités n’étaient pas encore arrivés, elle s’installa.